jeudi 29 octobre 2009

la culture andalouse et le muwashshah

Le 28 octobre 2009: La plume, la voix et le plectre

La culture andalouse et le muwashshah

Introduction :

Notre sujet concerne une période historique et une contrée qui ont eu une grande importance dans la transmission de la culture et de la pensée orientales à l’Occident : l’Espagne musulmane, (al-Andalus en arabe) entre le début du 8e siècle et la fin du 15e siècle.

Les poètes andalous se sont distingués, entre autres, par la création de la strophe avec la multiplication des rimes et des mètres dans un genre appelé muwashshah . Cette innovation s’est produite sur une terre qui a réuni des ethnies différentes dont les principales sont les Ibères (juifs et chrétiens), les Arabes (musulmans) et les Berbères (nouvellement islamisés).

Loin du pouvoir central abbaside installé à Bagdad, les Andalous se sont doté d’un califat autonome, le califat omeyyade (continuateur de la dynastie déchue de Damas). À La fin du 10e siècle et au début du 11e, la civilisation , le raffinement, le goût du luxe, la courtoisie amoureuse avaient pour patrie Al-Andalus ! Et le grand monarque qui occupait le trône le plus envié à l’époque était Abderrahmane III.

Cet émir qui a unifié le Royaume d’Occident a eu l’audace de se proclamer calife face aux Abbassides dont le déclin allait entraîner le morcellement de l’Empire en Orient. Sous son règne, les différentes ethnies ont connu une symbiose sociale comme il en a existé très peu dans l’histoire humaine.

Malgré les affrontements incessants entre le Sud de la Péninsule (musulman ou allié de l’Islam) et le Nord (se présentant comme le bras armé de la reconquête chrétienne), l’Espagne a écrit des pages magnifiques de coexistence enrichissante.

Après la chute du dernier royaume musulman à Grenade en 1492 puis l’expulsion des morisques en 1610, des actions furent entreprises le long des siècles pour effacer les traces de la présence musulmane dans la Péninsule ibérique. Mais le sol et le sous-sol espagnols et portugais gardent encore les traces de huit siècles de coéxistence arabo-ibéro-musulmane. De même, le Maghreb porte, chez une grande partie de sa population descendant d’anciens émigrants andalous les signes visibles de l’origine ibérique.

Aujourd’hui en Espagne surtout, un peu moins au Portugal, des millions de touristes se bousculent pour visiter les vestiges les plus visibles d’une aventure humaine exceptionnelle :

les magnifiques palais des Nasrides à Grenade et la grande mosquée de Cordoue, la Torre de Oro ou la Giralda à Séville.

À cet héritage architectural fabuleux, il faut ajouter le rôle joué par al-Andalus dans la transmission des savoirs antiques, chinois, indien, persan, mésopotamien et gréco-latin à l’Europe.

Enfin, tout un art de vivre et une vision nouvelle des rapports hommes/femmes ont vu le jour en terre d’al-Andalus. À partir du 12e siècle, Les troubadours chanteront la soumission à leurs dames , dans des poèmes inspirés en partie par leurs aînés cordouans ou sévillans.

1 Tradition poétique et innovation

Les poètes andalous ont d’abord commencé à imiter les grands poètes orientaux de Damas et de Bagdad. Il fallait écrire comme al-Mutanabbî ou se taire.Mais après trois siècles d’histoire, les Andalous ont senti la nécessité de se libérer de cette tutelle. Ils ont alors inventé une forme originale de poésie exprimant les spécificités de leur identité particulière.

Rompant avec l’ancienne ode arabe qui date de la période préislamique, les poètes andalous vont opérer une véritable révolution dans un domaine auparavant intouchable : la poésie des Anciens. Ils mettent en place dès la fin du 10e siècle, une forme de poésie strophique appelée muwashshah (poésie embellie, enjolivée en arabe). Ils abandonnent les poèmes monorimes bâtis sur un mètre unique et inventent l’alternance des rimes et des rythmes. Ils se détournent totalement des thèmes guerriers des pleurs sur les vestiges de la bien-aimée, ils envoient aux oubliettes les descriptions des déserts et développent une poésie conforme au « Paradis andalou ».

Le muwashshah consacré uniquement à la beauté de la nature, à l’amour et à l’ivresse devient ainsi le mode d’expression poétique approprié d’une société qui a réussi à établir une relative harmonie entre ses différentes composantes sociales et ethniques. L’art du tawshîh est incontestablement la signature originale d’une civilisation à l’image des diverses sensibilités qui se côtoyaient alors: ibère, arabe et berbère.

Sa particularité :

  • Emploi du parler andalou dialectal et du romance dans les pointes finales appelées khardjas
  • Liaison étroite avec la nawba ce système musical d’un certain Ziryab arrivé de Bagdad mais devenu « andalou » d’adoption

2.Un nouvel art d’aimer

Malgré leur apparente simplicité, ces poèmes strophiques reflètent une conception très particulière des rapports amoureux. Les hommes (en tant qu’amants) sont invités à participer à l’élan vital de la nature et à la symphonie du cosmos.

Cette exhortation leur est adressée par les créatures animées et inanimées appartenant à tous les niveaux de la création. Tous les éléments naturels participent à l’univers amoureux et bachique.

  • Au plan terrestre : les parterres de fleurs, les canaux et cours d’eau, les arbres, les collines, les montagnes…
  • Au plan intermédiaire : les oiseaux, la brise, le vent, les nuages, la pluie….
  • Au plan céleste : le soleil, la lune, les étoiles…

Cependant c’est la femme qui est au cœur de cette symphonie cosmique: elle est celle qui réunit en elle toute la nature et même les créatures du Paradis :

Yaqûlûna fî l-bustâni husnun wa bahdjatun…

wa in shi’ta an talqâ al-mahâsina kulla-hâ

fa-fî wadjhi man tahwâ djamî‘u l-mahâsini

On dit que charme, beauté et joie de vivre

Se trouvent dans le jardin...

Mais, si tu désires profiter de toutes ces merveilles,

C’est dans le visage de celui que tu aimes,

Que tu les trouveras.

Sur son front ou son visage, tous les astres resplendissent : soleil, lune et étoiles.

Toi dont le charme est sans pareil :

Ô croissant de lune, par une nuit obscure,

Luisant au sein d’un nuage,

Tes rayons sont couleur d’or.[1]

La délicatesse de sa démarche et la beauté de ses yeux évoquent celles des gazelles :

Ô toi qui as le regard de gazelle, dis-moi

Es-tu un être humain ou bien un ange ?[2]

Sa taille élancée, fine et souple est comparée aux rameaux du saule ;

ses joues ont la couleur des roses ;

Ses yeux ont la noirceur envoûtante de ceux des houris ;

sa bouche recèle les perles les plus rares ;

Son haleine exhale les parfums les plus exquis ;

Sur ses lèvres, l’amant déguste un divin nectar;

Enfin sur sa poitrine poussent des pommes et des grenades aux formes parfaites.

Les poètes andalous et leurs successeurs ont ainsi concentré dans le corps de la femme un univers miniature avec ses minéraux, végétaux et animaux. Ils y ont uni aussi les plaisirs du monde terrestre aux délices du Paradis promis aux bienheureux dans l’au-delà.

L’amour : entre délices et souffrances

Les poètes andalous ont parlé de l’amour avec une délicatesse et ont déployé tous leurs talents pour en nommer les aspects les plus insoupçonnés.

Pour nommer ce sentiment ils ont eu recours à une longue liste de vocables que la langue arabe a forgé depuis des siècles:‘ishq, hawâ, wadd, sabb, hiyâm et shaghaf, mais aussi djunûn, walah, tatayyum, law‘a, wajd et kalaf .

Mais ils ont su leur imprimer leur propre sensibilité. Ils ont su trouver les mots qui expriment la couleur et le parfum de chaque état amoureux. (Cf. Le Collier de la Colombe d’Ibn Hazm)

Dans cette poésie, l’amour se décline sous ses deux aspects fondamentaux: il est dans l’union comme il est dans la séparation.

Le narrateur principal est très souvent un amant qui sait apprécier la douceur de l’amour comme son amertume ainsi que le proclame al-Kumayt ibn Zayd.

Al-hubbu fî-hi halâwat-un wa marârat-un

w-al-hubbu fî-hi shaqâwat-un wa na‘îmun.[3]

L’amour est douceur et amertume

L’amour est infortune et félicité.[4]

L’ingéniosité des poètes andalous réside dans leur capacité à présenter des variations infinies de situations à partir de canevas très simples :

- L'amant qui a connu le bonheur de l'union est ensuite séparé de sa bien-aimée ;

- L’amant qui a longtemps souffert de l’absence de l’être aimé, est finalement gratifié de la visite de celle qu’il désire;

- L’amant souffre de l’indifférence de celle qui l’a envoûté et qui ne daigne pas répondre à ses avances.

- L’amant, qui goûte aux délices de l’union, redoute au coeur même de son bonheur, les risques d’une séparation.

La séparation comme l’union ne se présente jamais sous le même aspect dans la bouche de l’amant qui en fait part. Elles sont aussi originales que peuvent l’être des expériences individuelles, toujours inédites, parfois presque indicibles. C’est la raison pour laquelle le poète a parfois recours à des métaphores excessives :

Al-bu‘du Djahîm wal-qurbu Djanna

L’éloignement est un enfer et l’union un paradis.

La souffrance due à la séparation mine totalement l’être de l’amant éperdu. Il perd le goût de la nourriture et le sommeil le fuit. Il dépérit, devient pâle et chétif. Véritable moribond, il veille, esseulé, avec les étoiles pour uniques compagnes. Son état révèle alors la passion que les règles de la courtoisie imposent pourtant de cacher. Et ce qui accroît sa peine, c’est la satisfaction des espions envieux, des cancaniers malveillants et des censeurs hypocrites.

Heureusement l’amant n’est pas toujours seul. L’amour a aussi ses alliés et défenseurs. C’est à eux que s’adresse la plainte de l’amoureux éploré. Commensaux, amis compréhensifs et personnes à l’esprit tolérant sont interpelés afin de lui prêter une oreille compréhensive :

Ami, je n’ai plus de patience

Et ma passion est toujours aussi intense.

Celle que j'aime me tourmente sans raison,

Et elle m’a banni de ses pensées.

Que Dieu me réunisse avec la lumière de mes yeux,

Au grand dépit des espions et des envieux ![5]

L’amant souffre, certes, mais n’est pas désespéré. Bien au contraire. Malgré les obstacles qu’il rencontre sur son chemin et qui le séparent encore de sa bien-aimée, il garde le ferme espoir de voir sa belle lui revenir ou céder à ses avances. Les atouts du « martyr » de l’amour sont une fidélité sans faille et une soumission totale aux caprices de la bien-aimée.

Je lui fais don de mon âme, qu’elle en soit heureuse !

Je suis à sa merci à chaque instant de ma vie !

Il est constamment déchiré entre l’envie d’avouer sa défaite et de se réfugier auprès de Dieu et sa persistance dans la voie du plaisir et du carpe diem

Yâ Allâh tawba !

Mon Dieu, je veux me repentir !

Lance t-il tantôt

Et tantôt

Man qalli tub wa anâ na‘shaq wa nashrab

Qui donc m’invite au repentir à l’heure d’aimer et de s’enivrer.

L’amant fidèle et soumis est souvent récompensé par le retour de la bien-aimée. Elle répond alors à ses avances et le comble d’une visite souvent nocturne.

La rencontre des amants après la longue absence est alors l’occasion de fêtes sublimes dont les poètes nous gratifient dans de nombreux poèmes andalous. Seuls ou en compagnie de convives de choix, les amants trinquent à leurs retrouvailles. Le vin est partagé et l’ivresse vient révéler à l’amant des aspects insoupçonnés de la beauté de sa bien-aimée. Le front est plus éclatant de clarté, les yeux plus envoûtants que celles des houris et la salive de l’aimée surpasse en douceur le nectar que l’on sert à la ronde.

Quelle joie ! La chance enfin me sourit :

Mon bien-aimé est ici en ma compagnie !

Je célèbre une fête en son honneur

Laissant nos ennemis dehors à leur douleur.[6]

Vidéo réalisée par Saadane Benbabaali

Saadane Benbabaali

Paris le 28 Octobre 2009



[1]Yâ badî' al-housn : CD /1

[2] shabîh dayy al-hilâl, CD / 8

[3] Cité dans Al-Muwashshâ‚ al-Washshâ’, Dâr Sâder, p.102.

[4] Al-Washshâ’, Le Livre du brocart, trad. S. Bouhlal, Gallimard, 2004, pp.108-109.

[5] Yâ mouqâbil : CD /9.

[6] Yâ mouqâbil : CD /9.

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